DIFFAMATION DANS LA PRESSE : VERS UN RÉGIME D’EXCEPTION POUR LES ÉLUS ?

L’adoption d’un allongement du délai de prescription pour les injures publiques et les diffamations envers les élus locaux et candidats lors de l’examen de la proposition de loi visant à renforcer la sécurité et la protection des maires et des élus locaux a mis le feu aux poudres. Les syndicats de journalistes, avocats de presse et l’association nationale des élus locaux d’opposition (AELO) dénoncent un « détricotage manifeste » de la loi de 1881 sur la presse qui risque de « brider la critique à l’égard des élus ».[1]

Les parlementaires viennent-ils de remettre en cause la loi de 1881 sur la presse en instaurant un privilège pour les maires ? C’est, en tout cas, ce que dénoncent les principales organisations syndicales représentatives de journalistes en France et Jean-Paul Lefebvre, le président de l’association nationale des élus locaux d’opposition (AELO). « C’est un scandale qui va favoriser les maires habitués à engager des procédures-bâillon contre leurs opposants », accuse ce détracteur des petits potentats locaux [2]

De trois mois à un an

La raison ? Il ne décolère pas de l’adoption en séance publique à l’Assemblée nationale, ce 7 février, de l’allongement du délai de prescription pour les injures publiques et les diffamations envers des élus locaux, nationaux ou des candidats dans le cadre de l’examen de la proposition de loi visant à renforcer la sécurité et la protection des maires et des élus locaux [3]

En effet, après un débat d’une dizaine de minutes, les députés ont voté dans l’hémicycle l’allongement de trois mois à un an du délai de prescription permettant aux élus et candidats de porter plainte en cas de diffamation ou d’injure publique.

Initialement proposé par la sénatrice (LR) Catherine Di Folco et le groupe Socialiste, Ecologiste et Républicain au Sénat, l’amendement [5] a vu son périmètre évoluer. Il a été précisé par la députée (Renaissance) Violette Spillebout [6] en commission pour ne concerner que les « titulaires d’un mandat électif public ou candidats à un tel mandat au moment des faits ».

En clair, les élus et candidats n’auront plus trois mois mais un an pour porter plainte contre des journalistes ou titres de presse lorsqu’ils se sentiront diffamés ou injuriés par tract ou par les réseaux sociaux, contrairement au citoyen lambda qui conserve un délai de trois mois. Jusqu’à présent seules les affaires de racisme et d’antisémitisme avaient une prescription différente.

Avis défavorable du gouvernement

Un garde fou qui n’a pas suffi à convaincre le gouvernement. Lors des débats, le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu, a rendu un avis défavorable « pour ne pas séparer les élus de leurs concitoyens ». Certains membres de la majorité ont également partagé ces craintes, à l’instar du député (Renaissance) Didier Paris qui a déposé une motion de rejet en pointant aussi le risque que la justice prenne un peu plus de temps pour traiter les dossiers.

A l’inverse, les rapporteurs de la proposition de loi à venir sur le statut de l’élu, Violette Spillebout et Sébastien Jumel (PCF) ont défendu le fait que les élus n’ont pas toujours connaissance des propos diffamatoires au moment où ils sont rendus publics avec les réseaux sociaux. « On ne souhaite pas créer une exception pour les élus mais il faut tenir compte qu’ils sont particulièrement exposés, qu’ils font l’objet d’injures et de harcèlements plus que les autres en raison de leur fonction », a plaidé la députée du Nord en estimant que ce n’était qu’une « modification à la marge » de la loi de 1881.

Levée de boucliers des journalistes

Cette adoption a immédiatement entrainé une levée de boucliers du côté des journalistes. Parmi les célèbres voix de la profession qui se sont immédiatement élevé contre cette mesure, Edwy Plenel, le cofondateur de Mediapart a regretté sur X (ex-Twitter) [7] « la création d’un droit spécial pour élus et candidats ».

L’intersyndicale des journalistes (SNJ, SNJ-CGT, CFDT-Journalistes et SGJ-FO) a, elle, déploré dans un communiqué [8] une « pression intolérable sur la liberté d’informer des rédactions » à travers la mise en place d’une « épée de Damoclès sur le traitement de l’actualité politique avec le risque de voir, durant un an, un élu ou un candidat s’en prendre à un ou une journaliste ou à un éditeur de presse ». Elle se plaint aussi de la « pression financière supplémentaire mise sur les éditeurs, journalistes et organisations de défense de la profession avec un risque d’inflation des procédures et de leur coût ».

L’Association des avocats praticiens du droit de la presse, a, de même, critiqué, dans un communiqué [9], « un détricotage manifeste d’une des dispositions qui constitue un pilier de la loi sur la presse (…) en catimini sans la moindre concertation préalable » en considérant que la « conséquence mécanique va être de brider la critique à l’égard des élus ». Même si Christophe Bigot, son président le reconnait auprès de la Gazette : « on ne sait pas quels seront les effets à long terme mais c’est un tabou qui tombe. C’est très grave surtout que les procédures bâillon des élus locaux contre la presse augmentent ».

Demande de retrait et risque de QPC

Au moment du vote de l’ensemble de la proposition de loi, les députés l’ont adopté à une large majorité de 205 voix pour et 24 voix contre. Seuls les parlementaires présents de La France insoumise ont voté contre, à l’exception des députés Frédéric Mathieu (Ille-et-Vilaine) et Sébastien Rome (Hérault).

Les syndicats de journalistes et éditeurs de presse ne se déclarent pas pour autant vaincus. Ils réclament le « retrait immédiat de cet article 2 bis » lors de l’examen en commission mixte paritaire d’ici la fin du mois et se disent prêt « à déposer une question prioritaire de constitutionnalité si cette proposition de loi est adoptée en l’état ».

L’Association des avocats praticiens du droit de la presse partage cet appel au retrait en avertissant les parlementaires sur « la constitutionnalité plus que douteuse » de cet article. « Il bouscule les grands principes de la Convention européenne des droits de l’homme, et vise à surprotéger une catégorie de citoyens dans des conditions heurtant frontalement le principe d’égalité sans la moindre justification objective est profondément anti-démocratique », explique Christophe Bigot, le président de l’association. Le bras de fer ne fait que commencer.

Romain Gaspar
lagazettedescommunes.com
Publié le 08/02/2024

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